En décembre 2006 j’avais écrit ce texte. Je participais alors à un atelier d’écriture auquel m’avait invitée mon/notre amie Coumarine. Pour rendre hommage à Coum que je n’oublie pas, je publie de nouveau cette histoire dont j’ai légèrement modifié la fin pour lui donner (du moins tenter de donner !) un air de conte de Noël.
Eugène est un homme de soixante dix ans, vivant seul et sans famille, depuis deux décennies que ses parents sont morts. Jamais personne ne prête gentiment attention à ce marginal qui semble passer des heures et des jours derrière les rideaux de sa cuisine donnant sur la Poste.
Eugène n’est pourtant pas un homme à l’écart de toute relation humaine. Il suffirait de si peu. C’est un être de chair et de sang, sensible, souvent gai lorsqu’il parle à ses chats et imite le chant des oiseaux lors de ses longues balades en forêt. Parfois il tente de se lancer dans des exhibitions sportives pour épater un public fantôme, et il rit tout seul de ses galipettes ratées. La population dit qu’il est « l’idiot du village ».
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Eugène profita que les agents de la Poste chargeaient le courrier et effectuaient des allées et venues de leur camionnette à l’intérieur du bâtiment, pour s’emparer du premier sac à portée de sa main. S’enfuyant aussi vite que ses jambes le lui permettaient, son long corps maigre disparut au coin de la rue. Il s’engouffra dans sa vieille 4L, jeta le sac sur le siège passager et rejoignit sa montagne boisée et ventée. Délicatement et presque peureusement, mais fébrilement, il ouvrit le gros sac de toile de jute gris et resta un instant interdit devant le monceau d’enveloppes. De toutes formes, épaisseurs et couleurs. Ecriture manuscrite, petite et serrée ou large et voyante, ou dactylographiée. Eugène, comme pétrifié, écarquilla les yeux puis laissa errer son regard sur les jolis timbres de régions lointaines ou pays inconnus. Du rêve et du bonheur pour cet homme qui n’eut jamais autre plaisir que celui bien minime de recevoir du courrier de son fournisseur d’eau et d’électricité, lui absorbant une bonne partie de sa misérable retraite.
Il s’installa tranquillement à l’abri du vent, dans l’entrée humide mais protectrice d’une grotte d’où il commença la consultation de bien belles missives d’amour et de tendresse.
Voici la lettre paisible et rassurante d’une grand-maman à ses petits enfants, des pleins et des déliés tracés au porte-plume, comme au temps de sa jeunesse… Eugène imagina cette dame, sereine et équilibrée, venant partager avec ses petits toute la douceur d’une veillée d’hiver au coin du feu.
Voilà une bien belle carte postale de plage ensoleillée, de ciel bleu et de sable fin où se prélasse une nymphette alanguie. Les mains rugueuses et noueuses d’Eugène se mirent à trembler légèrement au contact de cette missive d’illusions et de rêves enfouis puis évanouis à tout jamais.
Mais voilà qu’une enveloppe sembla vouloir se glisser entre les doigts d’Eugène, effrontément colorée et de cœurs parsemée. Ces mots sur l’enveloppe : à l’attention du Monsieur que l’on nomme très injustement « l’idiot du village ».
Fou de joie, sautillant et chantonnant, Eugène rassembla les enveloppes éparses et les remit dans le sac. A l’exception de la sienne qu’il glissa à l’intérieur de son blouson.
Cette nuit, quand les bruits du village ne seraient que rumeur sourde et aveugle, il déposerait le sac devant les grilles du bureau de poste. Puis, derrière les rideaux de sa cuisine, il lirait les mots qui allaient bouleverser sa vie et lui apporter le bonheur auquel il ne croyait plus.
JOYEUX NOEL ET BELLES FETES DE FIN D'ANNEE !
Soyez heureux, croyez en vos rêves... enfouis ou enfuis !